Interview de Pascal Priestley a TV5 Monde
Le 17 Octobre 2010
1/ L'hégémonie de l'anglais (au détriment notamment du français) semble s'accentuer dans les instances européennes. Qu'en est-il réellement ?
Alors que depuis l’origine de la Communauté européenne jusque dans les années ’80 le français était, de loin, la langue la plus utilisée pour la rédaction des textes originaux des services de la Commission, actuellement le 75 % des documents est rédigés en anglais ( chiffres d’europolitique ), contre environ 8 % pour le français et 3 % pour l’allemand, le restant consiste en un mélange de toutes les autres langues. Ce fait porte atteinte non seulement à la France, à ses valeurs et à ses intérêts, mais aussi à tous les Pays issus de la civilisation gréco-latine, y inclus l’Allemagne, l’Autriche et les Pays de la mittel-europa qui ont été, de siècles durant, partie prenante de cette civilisation. Il comporte un détournement dangereux et inacceptable en ce qui concerne le modèle culturel européen, tout particulièrement en ce qui concerne le droit, dont la plupart des Pays de l’Europe continentale plongent ses racines dans le droit romain et les codes de Napoléon.
2/ Comment cela se traduit-il en pratique ? (anecdote ou fait marquant)
Ce virage vers le tout-anglais n’est pas du tout le fait d’un hasard ou d’une fatalité, comme certains voudraient le faire croire, il est le résultat d’une stratégie bien précise mise au point pendant le mandat du Commissaire britannique Neil Kinnock qui a été vice-président de la Commission et détenait un énorme pouvoir ayant été en charge de tous les services les plus sensibles au plan linguistique : Personnel et Administration, Service de Traduction, Informatique. Neil Kinnock, avec son pragmatisme anglo-saxon, a littéralement démantelé les services préexistants et leur mode de fonctionnement il les a, en partie, privatisés et a mis en place un nouveau système qui reste toujours en fonction.
L’appareil administratif des institutions européennes est une machine très sensible et complexe parce que elle doit tenir compte et respecter la nature « sui generis » de l’Union européenne qui n’est pas une quelconque organisation internationale. L’Union européenne légifère et rentre directement dans la vie du citoyen européen au quotidien, de ce fait, il est indispensable que le processus pour arriver à l’établissement d’une quelconque législation soit rigoureusement organisé pour permettre la participation effective de toutes les partie intéressées. Les pères fondateurs avaient compris cet enjeu et avaient organisé en conséquence les Services administratifs des institutions, notamment ceux de la Commission, complétés, parachevés et épaulés par des Services linguistiques adéquats qui visaient l’excellence. Aujourd’hui il ne reste plus cette conception indéfectible d’une Europe « communautaire » démocratique et responsable envers tous les citoyens européens, l’Europe patauge et se fourvoie dans la globalisation.
3/ Près de la moitié (selon mes statistiques) des fonctionnaires européens restent issus de pays francophones. Bruxelles est francophone. Comment expliquer que l’anglais s'impose comme langue de travail ?
L’explication est très facile parce que nous ne sommes plus dans un système qui relève du rationnel, des règles applicables, du respect des engagements pris par l’adhésion au projet d’intégration, par la signature des Traités, nous ne sommes plus dans une démarche qui vise l’intérêt général. On a dérivé dans une stratégie néocapitaliste et néocolonialiste inspirée et dirigée par une culture différente qui veut imposer une seule langue, une seule culture et, surtout, une seule pensée. Même si, aujourd’hui, les Francophones ne constituent pas la moitié des fonctionnaires européens ils portent, néanmoins, une très grande responsabilité, non seulement, parce qu’il ne réagissent pas contre l’anglicisation mais parce qu’il se plient avec enthousiasme à cette mouvance « anglicisante ».
4/ Faut-il voir dans ce mouvement une conséquence mécanique des élargissements européens ? ou existe t-il des causes, disons, moins innocentes ?
C’est ce que l’on veut nous faire croire et c’est faux, en faits, l’élargissement a été utilisé comme arme d’appui à l’anglicisation même si la grande majorité des Pays de l’Est connaissaient davantage le français et l’allemand que l’anglais. Ce qui montre les difficultés profondes de la construction européenne lorsque les partenaires ne sont pas loyaux mais orientés uniquement vers la consolidation de leurs propres intérêts même au prix de la manipulation. A l’époque, il a été, en effet, décidé, tout à fait arbitrairement, que toutes les négociations d’adhésion devaient se faire en anglais. Certains Pays de l’Est qui avaient préparé la négociation avec des experts nationaux pouvant négocier en français ont été renvoyés et il leur a été demandé de revenir avec de négociateurs pouvant s’exprimer en anglais. On se demande que faisaient-ils les Français à l’époque.
De ce fait, l’élargissement a été converti en un instrument, très efficace, d’anglicisation. Les nouveaux Pays se sont sentis contraints d’afficher l’anglais comme langue de travail de crainte de ne pas pouvoir devenir membres de l’Union. Au delà de tout cela, il y a un filtrage très efficace au niveau de l’engagement des nouveaux fonctionnaires et agents.
5/ Cet anglicisation de la machine européenne va t-elle de pair avec une "anglo-saxonisation" de ses valeurs (politiques, économiques ou autres) ?
Bien évidemment l’anglicisation de la machine européenne va de pair avec son anglo-saxonisation, ce qui constitue le fait le plus grave, le plus préoccupant et le plus dangereux. Les institutions européenne sont véritablement prises d’assaut par une stratégie qui vise l’anglo-saxonisation de l’Europe par le biais d’une nouvelle forme de pensée qui veut tout uniformiser sur le modèle anglo-saxon mondialisé : droit et législation, Statut des fonctionnaires, syndicats, etcetera.
6/ Le mouvement est-il inéluctable ?
Le mouvement n’est pas inéluctable dans la mesure où nous sommes dans un cadre juridico-institutionnel, celui des Traités, qui nous protège. Le Traité de Lisbonne reconnaît aux Etats Membres le droit à la protection et à l’épanouissement de leur langue, de leur culture et de leur identité mais il ne faudrait pas trop tarder à faire valoir ces droits et, même, à concevoir des stratégies pour les exercer dans toute leur étendue parce que, avec le temps, les droit non exercés finissent par devenir caduques.
Athena est une association de fonctionnaires, qui vise la défense et la promotion des langues officielles des Etats Membres de la Communauté européenne, crée en 2006 au sein de la Commission européenne dans l’enceinte et sous l’égide d’un groupe de syndicats.
L’Equipe d’Athena